Ceci n’est pas une poule
Acheter
une maison, c’est souvent hériter de ce que les
anciens propriétaires y ont laissé. Ce couple
avait eu envie du retour à la terre, mais las d’observer
que la campagne manquait cruellement de rock n’roll,
ils avaient fait leurs bagages en abandonnant sur le terrain
leur début de poulailler. Soit un coq et quatre poules,
m’annoncèrent-ils.
Les
gallinacées s’habituèrent vite à
notre présence. Peu leur importait, en fait, de qui
lançait le grain. Nous eûmes le plaisir des premiers
œufs, des cocoricos matinaux ; les poules devinrent un
sujet d’apprentissage, et des compagnes plaisantes.
Les couvées, puis les poussins apparurent. Ce fut ce
jour-là une belle journée. Joie de la basse-cour
qui caquette.
Il
y avait juste cette grosse poule noire qui ne pondait jamais.
Perpétuellement en dehors du groupe, elle se faisait
agressée par le coq et fuyait sa présence. Nous
en déduisîmes qu’elle refusait de se laisser
grimper, et nous nous lamentions sur les futurs poussins qu’elle
ne nous donnerait pas.
Une
saison passa.
Un
matin, je me souviens, c’était une belle journée,
j’observais cette grosse poule noire plus en détails,
la regardait soudain autrement, en quelque sorte. Une crête,
des barbillons, une taille haute et un poitrail large, une
longue queue. Oui, la grosse poule noire n’était
pas une poule, il y avait bien confusion… Un coq ! Depuis
le début, j’avais un coq sous les yeux ! Le choc
de l’évidence fut tel un coup de massue. Tout
s’expliquait : il n’était pas dominant,
donc ne chantait pas, et chaque fois qu’il tentait de
s’approcher d’une poule, le second coq le chassait.
Dans cette attaque, il n’y avait rien qui touchait à
la séduction, l’enjeu était au contraire
de l’ordre de la rivalité pour la reproduction.
Ce
soir là, je rentrais chez moi fort méditatif.
Comment avais-je pu être aveugle à ce point ?
Le processus avait été impressionnant. Tout
était parti de cette affirmation venue de l’extérieur
: un coq et quatre poules. Pas deux coqs et trois poules.
Point barre. Une vérité prise pour argent comptant.
Une fois cette croyance entérinée, toute notre
logique s’était ensuite concentrée à
justifier l’étrange comportement de l’animal,
à le faire rentrer de force dans la réalité
de « c’est une poule », sans remettre cette
réalité en question. À nos amis qui nous
interpellaient sur la grosseur de la bête, nous répondions
que « c’était sans doute une espèce
particulière », et ils repartaient en se satisfaisant
de cette réponse. Convaincus à leur tour.
Etions-nous
tous fous, stupides, bornés ? Personne ne nous renvoyait
cette image, et en retour il nous semblait percevoir nos voisins
comme raisonnables. Curieux.
Le
lendemain matin, je me levais différent. Le soleil
vibrait, le ciel était d’un bleu engageant, la
journée promettait d’être belle. Mais un
relatif sentiment d’angoisse était là,
avec cette interrogation, à savoir combien d’autres
hypothèses approximatives servaient à jalonner
ma vie ?
J’eus
le malheur d’ouvrir un journal. De m’interroger
sur un article en particulier, sur l’idée qui
était martelée tous les deux paragraphes. Un
doute apparut.
Et
il n’y eut plus jamais l’innocence des belles
journées. Des journées douces, des reposantes,
des joyeuses, mais à jamais distinctes de celles passées.
Réfléchir.
Aller chercher des sources, les croiser. Regarder les mots
avec vigilance, les triturer, les détricoter. Se révéler
à soi les incohérences, les ellipses, les inexactitudes,
et les mensonges qui foisonnent. Percevoir les frontières
floues, perméables, et mouvantes de l’information.
S’inquiéter de l’opinion publique, de ce
qu’elle prend pour vérité toute crue.
Et
là-bas dans la basse-cour, un coq qui m’observe.
Je
l’ai rebaptisé Henry Maret.
Cet
homme qui a déclaré « Dans le royaume
des aveugles, les borgnes sont pendus ».