Patriot Act

 

Le calme de la campagne. Le soleil dans mon dos, le bourdonnement d’une abeille dans les fleurs. Sur la table un verre de vin, et Guillaume en face de moi, atterri il y a moins de cinq heures. L’homme qui a eu la chance de découvrir un pays, d’y résider quelques semaines, d’y être utile. Je suis gourmand de son récit des paysages, des gens. Mais tout ce qu’il trouve à me raconter pour l’instant, c’est ce souvenir douloureux. Ce moment à l’aéroport où il a réalisé qu’il avait conservé son couteau dans sa veste. Son couteau d’enfance, ce couteau que son père lui avait offert. Il a supplié les douaniers, il a même songé à ne pas partir, puis finalement il le leur a remis.
« Faire le choix de renoncer au passé pour s’arracher vers l’avenir », lui dis-je. Ça ne le console pas, ma petite philosophie. Il sait que l’objet sera détruit, parce que c’est la loi. Il avale une gorgée de vin. Je sens bien qu’il est là, Guillaume, mais qu’en même temps il est encore là-bas, dans cet instant de séparation. Je vois toute cette émotion qui afflue et le traverse, ce mélange de colère et d’impuissance, cette rage sourde.
Je fais le choix de me taire pour ne pas parler de cet autre ami militant. Il possédait un petit opinel, et a vécu l’enfer d’un contrôle d’identité lors d’une manifestation. Vouloir justifier de la présence de l'objet dans sa poche n'était pas la meilleure stratégie. J'entends de là ses récriminations... « Parce que l’opinel est très pratique quand on pique-nique, parce qu’à la campagne le couteau de poche est un accessoire commun.» Mais parce qu’un opinel possède un cran de sureté, et que dès lors, il est considéré comme une arme de 6ème catégorie, les policiers ont emmené son propriétaire au poste, qu’il réponde de tous ces « parce que ». Sa première garde à vue.
Oui, je pourrais en parler à Guillaume. Mais je laisse les bruyants silences de la campagne, avec ses bourdonnements d'abeilles et un chien au loin, combler les blancs. Je songe à nos grand-pères, à toutes les lames qu’ils ont trimballées sur eux. A leur travail, à leur savoir-faire, aux miches de pain qu’ils tranchaient sur la table familiale, aux fils de pêche sectionnés, aux salades coupées pour être cueillies, aux branches de noisetiers taillées en pointe pour faire des flèches à l’arc du petit dernier. Aux troncs d’arbres gravés d’un prénom quand ils étaient jeunes hommes, pour dire l’amour de nos grands-mères.

Il y a des gens aujourd’hui pour avoir peur de nos-grand-pères. Des gens pour les déclarer « suspects» d’avoir le sens pratique. De savoir mon grand-père un terroriste potentiel, d’un seul coup me tire de ma rêverie. Je lève mon verre face à mon ami.
- Je trinque à la liberté.
Il me sourit.
- À la liberté.
Nos verres tintent.

Le vin a le goût des saisons perdues.

 



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