Serre-tête

 

Un après-midi champêtre chez des amis d’amis. La maison est grande, le vin généreux. On y a baptisé un enfant dans les dernières heures, et les parents ont sorti le champagne. L’alcool aidant les conversations s’effilochent, ronronnent, les corps se relâchent, pétris de fatigue. Je réalise que je m’ennuie.
Dans le salon, un fauteuil accueillant. À l’autre bout de la pièce deux petites filles réfugiées là. La petite brune est la fille de mon hôte, la petite blonde une inconnue. Les robes sont jolies, les serre-têtes assortis aux vêtements. Elles me sourient.
- Tu veux jouer avec nous ?
- A quoi est-ce qu’on joue ?
La brunette me prend la main, me tire de mon fauteuil, et m’emmène dans le coin du salon. Je découvre une armada de poupées.
Tour du propriétaire. La cuisine de Barbie est entre deux rayonnages de la bibliothèque familiale, la salle de bain sous le fauteuil, le garage sous la table basse. Elles ont entièrement aménagé un mur de la pièce, discrètement, comme des rongeurs coloniseraient une maison. Pendant ma visite, la blondinette s’amuse avec le camping-car. Sa Barbie a revêtu une robe à paillette, elle la coiffe. Je questionne l’enfant sur le choix des vêtements :
- Robe de soirée et camping-car, ce n’est pas très courant, non ?
- C’est pasque Ken va emmener Barbie au restaurant ! Il va aller chercher la voiture !
Elle me désigne le bolide que je n’avais pas aperçu, juste là, sous le vaisselier. Sa copine me pose le fameux Ken sur les genoux. Elle lui a enfilé un smoking. J’installe le bellâtre sur un cheval lui aussi en plastique, fais faire quelque saut à l’étalon, et vais même jusqu’à passer voir Barbie pour l’inviter à monter en croupe. Elle accepte. Chouette, j’ai un ticket ! Je cataclope gaiement sur le parquet, vigilant à maintenir le couple en place. La brunette rit de bon cœur en voyant la scène, un chouette rire, plein de cette gouaille des enfants de 6 ans.
Ma curiosité d’adulte pragmatique se réveille.
- Comment Ken fait pour acheter ces belles choses ?
La blondinette réagit en premier.
- Bah, il travaille !
- Et il fait quoi comme travail ?
Ma question la plonge dans un abîme de perplexité. Elle hausse les épaules pour toute réponse et repart brosser les cheveux de Barbie. Evacuer ce pénible détail du travail. Mais il travaille, et il gagne bien sa vie, c’est sûr. Barbie aussi, sans doute. Pour moi-même, je souris.
- Et Barbie, elle est heureuse, là tout de suite ?
La petite fille hausse une nouvelle fois les épaules, comme si j’étais incapable de saisir les évidences de la situation.
- Bah oui ! Elle est belle, et elle a plein de jolies choses !
Le ton est sans appel. L’innocence d’une enfant de six ans, qui susurre à mon inconscient :
« Bah oui ! T’es vraiment le roi des cons, si t’as pas compris ça. »
D’ailleurs sa copine explose de rire.
- Ken, il travaille à la banque !
Là, ce n’est plus une vanne, mais un uppercut en plein foie. Quelle évidence ! Suis-je déjà mure pour le recyclage, les filles ?
Je me redresse, tire sur mes lombaires d’adultes guère convaincu des bienfaits du quatre pattes pour mon dos, puis me questionne : quelle légitimité ai-je pour faire de la critique sociale dans le cadre de la petite enfance ?
Mais on ne fait pas des chiens avec des chats, et je suis, parait-il, incorrigible. L’essence du jeu, n’est-ce pas le plaisir que chacun ressent à fabriquer de l’imaginaire ? Je redescends à quatre pattes, et saisit Ken, sensé prochainement conduire une voiture de sport actuellement stationné sous un vaisselier. Je donne à la poupée une démarche chaloupée. Ken doit vraiment être un mec cool.
- Salut les girls ! Ce matin à la banque, j’ai rencontré deux jeunes maraichers qui montent une ferme coopérative et biologique, pour que la cantine de l’école voisine puisse avoir de bons légumes de qualités. Ça me plait, ils m’ont convaincu ! J’ai décidé de démissionner, et de m’associer avec eux. On va vendre le camping-car et acheter des moutons. Mais avant ça, il nous faut des outils pour jardiner. Qui vient avec moi à la quincaillerie ?
La blondinette me regarde avec un air consterné. La brunette a perdu tout sens de l’humour.
-Bah quoi ? J’ai dit une bêtise ?
Pour toute réponse, deux petites filles en cœur :
- Pffffffffff, c’est nul de jouer avec toi !
Et la brunette d’ajouter :
- Ouais, tu comprends rien au jeu !


 




texte précédent