Point à la ligne

 

J’apporte toujours un soin très particulier à la première ligne d’un roman. C’est comme une amorce. Dernièrement me venait l’image du pêcheur qui chercherait à saisir son lecteur comme on traquerait la truite fario dans les torrents de montagne : avec ruse et détermination. Mais chaque lecteur est différent, et il y a tant de point d’eau où s’ébattre. Et tant de pêcheurs…

Je vois Philippe Djian au bord d’une rive, chaque matin inlassablement, à refaire son ouvrage, vérifiant chaque nœud de la ligne. Jim Harrison et ses cuissardes, en plein courant, fouettant l’air, lançant sa mouche dans un trait de lumière. Anna Gavalda au bord d’une plage, sa longue canne dûment lestée, l’émerillon luisant dans le soleil, et son appât savamment préparé. Daniel Pennac fumant sa pipe à l’ombre d’un saule au sortir d’une sieste, son pied nu posé sur une gaule dont le bouchon commence à tressauter.
Si je suis moi aussi pêcheur à mes heures, je suis surtout poisson. Une proie qui s’est laissé ferrer sur un nombre de leurre incalculable. Certaines lignes dont au premier abord, je pouvais douter de la saveur de l’amorce. Combien d’heures d’insomnies me suis-je débattue pour finir un bon livre ?
Alors de ma place de poisson, avec la tendresse et la terreur de celui qui s’est vu chaque fois remis à l’eau, je voudrais dire à tous ces pervers d’écrivain : « vous êtes de sacrés fils de putes. »

Il n’y a parfois rien d’autre qu’une insulte, pour pouvoir dire la force de son admiration.

 




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