Ceux qui tiennent debout
Nuit.
L’obscurité et le silence. Examiner la ville
au dehors. Une gorgée de thé, pour faire passer
les heures d’insomnie. Diffus ce sentiment d’inquiétude,
comme le tremblement des lumières sur les façades
délavées. La ville semble éteinte, isolée,
abattue. Peureuse. Quel drôle de monde que celui où
je vis. Si autrefois d’aucuns rêvaient de la dictature
du prolétariat, il faut s’avouer vaincu. La dictature
du vedettariat est là, patente. Plus guère d’idées
ou de pensées. Tarie, la source de l’utopie.
Bruce Willis, modèle politique d’aujourd’hui.
Course effrénée chaque matin pour trouver l’homme
de la situation de demain. Douleur. A défaut d’être
celui-là, chacun fourbit sa page sur un réseau
social. Donner un visage affable au milieu des terreurs, jouer
le jeu de la représentation perpétuelle. Nous
sommes les ombres démocratiques de nos ancêtres.
Une gorgée de thé. Soupir. Au dehors une voiture
passe, s’ébroue dans la nuit. Où est mon
courage ? Songer cette nuit à tous ceux qui ont tenus.
Inconnus besogneux qui se sont chaque matin remis à
l’ouvrage. Doutaient-ils jamais ? Petits êtres
exceptionnels que l’Histoire n’a pas retenus.
Insignifiant professeur, père, mère, militant
d’hier, concepteur d’encyclopédie, chercheur,
obscur philosophe, éducateur et pédagogue, ouvrier
bloquant sa machine. Main tenue d’un enfant, pavé
lancé, temps passé à écouter,
leçon donnée et héritage transmis. Gratuité.
Non comptables, ces actes posés pour donner vie.
Aujourd’hui
s'est éclipsé. Diffus, le souvenir. Nuit. Obscurité
et silence. Examiner la ville au dehors. Une gorgée
de thé. Se regarder dans le reflet de la vitre, et
se surprendre à la bonne place, bien campé sur
ses pieds. Parvenir un instant à ne rien penser. Puis
pardonner à l’humain dans un souffle. Laisser
l’abandon au vestiaire, comme on raccroche les gants,
cesser de compter les points et les fautes. Laisser le total
à Dieu, celui-là où un autre, qu’ils
s’en débrouillent. Respirer.
Il
faudrait dormir.
Poser
la tasse sur l’appui de la fenêtre.
Se
fixer une tache simple, se dire qu’il faudrait s’en
souvenir au réveil. Pécher par angélisme,
en rire, puis saisir un papier et un crayon.
Y
noter: « être de ceux qui tiennent debout ».
