La loi du marché

 

Ce matin d’hiver, j’ai tué deux souris. Froidement.
C’était la troisième fois que je surprenais des souris bloquées dans la réserve de grains des poules, la paroi glissante du récipient les ayant empêchées de remonter. La première fois que c’était arrivé, j’avais libéré la bestiole. La seconde, j’avais enfermé la prisonnière dans une petite boite, et l’avais déporté d’une dizaine de kilomètres. Mais un cycle était lancé, d’autres apparaissaient pour dévorer mon maïs, et sinon l’élimination systématique, je ne voyais guère d’autres solutions. Donc ce matin, j’ai ramassé un outil en métal, et j’ai frappé le crâne. Sans émotions, aucune, sinon la conviction de vivre dans un monde où parfois, la pitié n’a pas droit de cité. Mon tout premier meurtre assumé.
Et bien, où était donc passé mon bel humanisme ?

Ce même matin, j’ai déposé les deux cadavres dans l’herbe blanchie par le gel. Une fois le soleil levé, j’ai vu une famille de corbeaux venir s’en repaitre. Une heure après, je déplaçais quatre petits arbres sauvages qui risquaient d’être piétinés par le tracteur du voisin. Replantés sur le talus, ils fourniront dans quelques années une ombre protectrice aux marcheurs qui passeront par là…
Ce même matin, j’ai nettoyé la mare. Les grenouilles pourront y nicher ce printemps. J’ai ramassé des branches de noisetier coupés par mon autre voisin, et j’en ai fait une treille qui sera un parfait perchoir pour les oiseaux à l’affut d’insectes nuisibles. Par hasard, j’ai débusqué un hérisson hibernant sous un tas de feuille. S’éloigner, sans déranger. Epargner. C’est que la bestiole dévore les limaces, une fois l’été venu. Bienvenue l’ami !

Je suis un homme, et j’ai ma place ici. Je fais des choix, tranche des vies, en protège ou en sauve. La vie n’est qu’une histoire politique, puisqu’il est question de valeurs. Mais qui sont les hommes qui définissent désormais la valeur des choses ? Qui connait encore le souffle des bœufs, quand ils broutent en pleine nuit ? Le cri glapit du chevreuil, qu’on dirait un chien sauvage, qu’une oreille profane identifierait un renard ? Le bruit de la forêt, la nuit ?
Une serpe en main, je réduis en fagot le petit arbre qui s’est effondré à la tempête de l’hiver dernier. Ma lame en main, je fends le bois avec la conviction nécessaire au bon ouvrage. Je songe aux puissants, aux lobbyistes, aux capitaines d’industries. Des inconnus que je ressens peut-être à tort comme menaçants, lointains, indéfinis. Entendent-ils quelque chose à ce que d’autres nomment notre « bien commun » ? Dans ma main, la serpe serrée un peu plus fort.

La tentation n’est pas loin, parfois, d’agir avec ces semblables comme le dicte la loi du marché.
En prédateur.

Et bien, où est donc passé mon bel humanisme ?




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