Ice Crime

 


La glace que je tenais dans ma main s’est écrasée sur mon visage. J’ai passé ma main sur mon menton, et j’ai contemplé mes doigts poisseux de chocolat. Dans mes narines s’insinuait la piqure du froid.
À l’avant mon père maugréait. Il venait de piler net en injuriant l’automobiliste devant nous. Ma mère était pâle, comme chaque fois dans ce genre de situation.
La boule de glace, du moins ce qu’il en restait, s’est détachée du cornet pour atterrir sur le plancher poussiéreux. L’injustice de la situation a achevé de réveiller mes pleurs d’enfant de 6 ans. Mais à la place de la bienveillance et de la compassion attendue, il y a eu l’éclat de rire de mes parents à me voir maculé et piteux, englué de sidération. Ma révolte n’en a que plus vindicative et incontrôlée, à tel point que mon père a dû se garer sur le bas-côté en attendant que je me calme. Nous avons parlé. Beaucoup parlé, et mon scepticisme s’est effiloché au fur et à mesure que je convenais qu’effectivement, la situation était drôle. Très drôle, même.
Bon. Donc il allait falloir apprendre à rire de soi-même. « Autodérision », que ça s’appelait.

Les années passant, un matin ce fracassage mémorable sur une porte vitrée.
Ailleurs, ce pull beige, et cette tâche, si rouge dans une journée si longue.
Lors d’une intervention publique, à voir une personne dans la salle m’indiquer sadiquement que ma braguette de pantalon était ouverte.
Mes fesses trempées après une glissade dans la rue.
Mes coupes de cheveux aléatoires, dans ces matins embrumés, et les railleries de mes camarades.
Et chaque fois, une nouvelle leçon. Au fil du temps, réaliser que la honte, avant toute chose, ce n’est jamais que ce que lisent les autres dans notre propre regard. Si vigilants nous sommes dans nos statuts et nos masques, qu’on en viendrait à craindre la moindre faille. Une braguette ouverte, un imparfait, la chance enfin de ne pas faire sérieusement ces choses trop sérieuses, auxquelles on va finir par croire vraiment. Pourquoi ne pas saisir cette chance pour rire de soi avec l’autre ? Un bout de fragilité, pour être un peu authentique. L’opportunité de montrer l’enfant de six ans, une glace au chocolat dans le nez. Sa blessure bien guérie, et la présence au monde de l’homme, bien solide.


 


texte précédent