Star wars chez les ploucs
Un
soir l’irrationnel s’invite dans ta vie et ta
réalité bascule, vole en éclat, s’évapore.
Tu
rentres d’une fête un samedi au fin fond d’une
campagne, il est une heure du matin, le ciel de juin est rempli
d’étoiles. Tu roules paisiblement, quand tout
à coup une boule de lumière blanche surgit à
l’horizon en suivant un tracé rectiligne. Une
boule de lumière comme tu n’en as jamais vu,
intense, rapide, un météore furieux, un projectile
éclatant, sauf qu’il ne tombe pas, il grimpe
vers l’azur. Un second apparait, puis toute une série
qui se mettent à défiler, en se suivant avec
précision, sans jamais dévier de leur axe. Soudain
le premier oblique à angle droit, et tu te dis «
nom de dieu, aucun avion ne peut faire ça ! »
et tu n’oses pas vraiment formuler une hypothèse,
tu te contentes de te garer au bord de la route, et tu suis
des yeux la seconde boule de lumière qui oblique à
ton tour, puis la troisième, et ainsi de suite. Ton
fils est là, à côté de toi, il
a vu la même chose, lui-même s’étonne,
cherche une explication, tout y passe, les satellites, les
engins de chasse, les drones, mais non, ça ne ressemble
à rien de connu, aaaaaaaaahhhhh merde, ne pas montrer
son début de panique ! Tu ouvres la portière,
plantes tes deux pieds sur le bitume pour te caler. Dehors
nuit noir, ronronnement du moteur, bruit typique de la forêt
alentour, légère brise dans les arbres. Le calme.
Sans un bruit, d’autres points apparaissent à
l’horizon, comme s’ils piquaient au sol pour se
glisser ensuite dans le firmament. Tu comptes au total une
douzaine de boules de lumière. Rencontre du troisième
type, en grand écran. Respirer. Se dire que c’est
beau. Cueillir au moins l’envoutement et la fascination,
déguster cette petite peur au ventre, et l’excitation,
le ravissement, parce que le quotidien s’évanouit,
part en péril, se désagrège. Il y a de
la vie. Ton fils qui se penche à la fenêtre.
Il dit qu’il commence à avoir peur. Alors un
dernier regard vers l’éther, et redémarrer.
S’éloigner. Fuir, capituler face à l’incompréhensible,
laisser l’inexplicable loin derrière, filer vers
la baraque, vers le confort, la sécurité illusoire,
le familier. Songer soudain qu’on aurait pu filmer avec
un téléphone. Guetter dans son rétroviseur
plus qu’à l’accoutumée.
Tu
mets ton fils au lit. Puis tu fais un tour sur le net, histoire
d’en apprendre un peu plus sur l’Ufologie, et
vérifier qu’une invasion extraterrestre n’est
pas en route, sait-on jamais qu’il faille se préparer
à l’exotisme de nouveau amis, ou fourbir quelques
armes dérisoires face à un ennemi technologiquement
bien supérieur à tes modestes velléités
guerrières. Mais bien vite le moteur de recherche t’emmène
sur une autre piste : le témoignage de gendarmes qui
expliquent être débordés d’appels
les samedis soir d’été, et ce depuis quelques
années, et la recrudescence de signalement d’ovnis.
Alors la Maréchaussée faisant héroïquement
son travail d’enquête, elle a découvert
les lampes chinoises, boule de papier cerclée de fil
de fer dans lesquelles sont déposées des bougies.
Et vas-y que les petits français lâchent leurs
mini-montgolfières dans la nuit, et que la coutume
se répand dans les fêtes de mariage, et que vingt
kilomètres aux alentours, tout le monde flippe !
Tu
vas faire un tour dehors en maugréant, mi-rassuré,
mi-ronchon. Le ciel est clair, familier, avec ses étoiles
stables et ses constellations habituelles. Inspirer. Tu rentres
au chaud, et avant de fermer l’ordi, tu relis un article.
Les lampes chinoises peuvent atteindre des altitudes étonnantes
une fois lancées, puis soudain changer de direction
en fonction des couloirs de vent. Bon, hypothèse validée,
te voilà victime de joyeux fêtards fans de pièces
montées, de jarretière en leasing, et d’aéronefs
incandescents à faire voler…Trois heures trente
du matin. Tu bascules sur une page météo qui
détaille la vitesse des vents en basse atmosphère.
Dans un recoin de conscience tu te demandes ce que tu fais
là, à lire ce truc. Google et quelques réseaux
sociaux kidnappent chaque jour un peu plus ton attention,
sans demande de rançon aucune, et personne qui ne songe
à s’en plaindre, pas même toi. Tu te couches
épuisé, exsangue, repu d’un savoir si
vide de sens, parfois.
Bien
sûr dans les semaines suivantes tu raconteras l’anecdote
à ton entourage. Et bien sûr à ta fête
d’anniversaire quelques mois plus tard, tu te verras
offrir par des amis plaisantins bon nombre de lampes chinoises
que tu largueras joyeusement, en songeant au poil de panique
du riverain sorti innocemment pisser dans la nuit. Certes
tu te diras qu’il n’y a pas de justice, que c’est
un peu taquin, pas très bienveillant au vu de ce que
tu as éprouvé un an plus tôt. Puis tu
songeras à toutes ces personnes bien tranquilles dans
leurs vies. Et en voyant partir les faisceaux dans le ciel
étoilé, tu leur souhaiteras une bonne terreur,
des imaginaires qui reverdissent et des mythes réveillés.
Abracadabrantesques pourraient être nos récits,
nos vies, nos firmaments. Illusoire et utopique chaque aurore,
chaque promesse, chaque fête, et les mystères
à créer, extravagants, extravagants encore,
si nous savions les reprendre à Disney, les arracher
à nos écrans, et rendre à nos peaux le
sensible. Je veux du souk, des peurs, des feux, un peu de
chaos ravi, et t’entendre aussi crier, toi, là-bas.