Bestiaire
« Mais c’est morbide ! »
Voilà la réaction d’une proche, lorsqu’elle
a découvert les premières ébauches du
projet. Et quand il s’est agi pour moi de justifier
ma démarche, je me suis retrouvé pris au dépourvu.
La première chose à se demander
n’est peut-être pas « qu’est-ce que
l’auteur des photos a voulu dire ? », mais «
qu’est-ce que ça me fait, moi qui les regarde
? Comment s’appelle cette émotion que j’éprouve
? »
Puisqu’il faut parler de ce travail
photographique, j’aimerais citer les différents
moments qui ont servi de déclic :
Cet enfant dans la rue qui s’exclame,
« oh papa, regarde, un hérisson », alors
que ce qu’il désigne, c’est un paillasson
d’épines écrasé, quasi-imprimé
dans le bitume.
Une nuit où je rentre chez moi en
vélo. Sur la route, un chat allongé, comme endormi.
Je pose la main dessus, il est encore chaud. De la petite
flaque de sang au bord de sa bouche je déduis qu’il
a été percuté par une voiture. Je songe
à ses propriétaires qui le découvriront
demain, à leur tristesse. Je vais pour abandonner le
corps, et puis je réalise que les prochaines voitures
qui passeront là risquent de l’écraser,
de le réduire en charpie. Alors je prends le corps,
mou et inerte, je le tire par la peau du cou. C’est
lourd. Un contact surprenant, sidérant, nouveau, émotionnellement
éprouvant, ce vivant qui est mort, ce mort qui a encore
le visage du vivant. Je dépose le cadavre sur le trottoir,
l’étale pour lui donner des airs de sérénité.
Puis passe la main dans son pelage, pour une dernière
caresse. Cette nuit là, je vais mettre du temps à
m’endormir.
Dans le cadre d’une formation d’adulte,
un exercice où il s’agit simplement pour chacun
de poser la main sur l’épaule d’un autre
participant. J’observe dans le groupe les crispations,
les résistances, la vague d’humour pour dissiper
le malaise. Ce simple contact semble étranger à
notre pratique quotidienne, comme si toucher un corps n’était
plus désormais qu’exception, terrain intime réservé
au seul domaine du familier, ou du sensuel.
En m’installant à la campagne,
en choisissant d’élever mes propres poules, je
me retrouve dans le besoin de tuer certains animaux : impossible
de conserver une dizaine de coqs. Mais voilà : sentir
la vie palpiter dans mes mains, la chaleur, la force musculaire
d’une volaille, sa peur d’être tenu ainsi,
son mélange de colère, de stupéfaction,
et d’abandon. Son œil rond qui me dévisage.
Ce n’est pas rien, le vivant.