Tout doit disparaître
Pour rigoler :
Rugby
Il
n’y a eu qu’un seul et unique match.
Je
n’y comprenais rien. Retour triomphal des copains après
l’action, tape amicale, et toute l’équipe
qui ébouriffait les cheveux de celui qui venait de
conclure l’essai… Rite viril, coup de gueule,
congratulations. Le sport réveillait l’esprit
de meute. Mais sinon, ma place à moi ?
Ma
seule certitude, c’était qu’au moment où
le ballon m’arriverait dans les mains, il faudrait courir,
il en allait de ma survie.
Alors
j’ai couru. Très vite.
Un
instinct atavique réveillé par le battement
sourd de mes crampons sur le gazon.
Il
y a eu la clameur de la foule.
Il
y a eu la foulée animale de l’équipe adverse
qui courait à mes trousses.
Et
à mi-chemin vers la ligne d’essai, ce partenaire,
coulant ses pas dans les miens, pour me hurler aux oreilles :
-De
l’autre côté, ducon, tu dois marquer de
l’autre côté !
Pour pas rigoler :
Je me sens comme une soustraction
Hier
une copine m’a demandé comment j’allais.
Ça
n’a l’air de rien, une question pareille, mais
j’ai dû, avant de répondre, prendre ma
respiration, histoire de me donner du courage. L’hésitation
a flotté entre nous une bonne seconde, le temps que
je rassemble mes idées. Depuis le matin, j’avais
l’impression que mes pensées s’égayaient
dans ma tête comme une volée de moineaux affolés.
Et puis j’ai sorti cette phrase, cette phrase curieuse
à bien y regarder :
«
Je me sens comme une soustraction. »
Elle
m’a observé de biais, mais sans en rajouter dans
le voyeurisme. A ce moment, j’aurais tout aussi bien
pu être un canard à trois pattes, ou un PDG de
multinationale discourant sur la nécessité de
créer des taxations boursières. Mais je n’étais
pas fou, elle le savait. Tout au plus mettait-elle mon état
sur le compte de ma récente séparation conjugale,
séparation qui à bien regarder, m’offrait
la meilleure des cartes blanches pour quelques excentricités
de langage. Le divorce dédouane de tout, y compris
de la fuite de la cafetière. J’ai soupiré,
bredouillant de vagues excuses, conscient que je n’étais
pas clair dans mon explication. Pourtant a fortiori, elle
me convenait cette image, seulement il y manquait les formes,
un peu comme si Einstein avait lancé son E=MC²
à la cantonade, omettant d’y joindre sa démonstration.
En
réalité, tout tournait autour de moi. Non pas
techniquement parlant, il ne s’agit pas d’une
métaphore, ce que je veux dire, c’est que je
me sentais comme le nœud du problème. Moi. Tout
tournait autour de moi. Depuis six ans je n’étais
plus moi socialement, j’étais (moi et elle).
« Et sinon, ta femme, ça va ? »
Mon couple me forgeait une nouvelle identité vis à
vis de mes amis, de ma famille. Lorsque notre enfant est venu
au monde, je suis devenu (moi + elle + lui). Tous
trois nous avons été présents dans mon
esprit, dans mes relations avec le monde extérieur,
dans mes discussions. Chaque fois que seul, j’entamais
une conversation avec une jeune femme qu’autrefois j’aurais
eu plaisir à séduire, ils étaient là,
et c’était rassurant de se dire qu’aucune
ambiguïté n’était possible, parce
que mes choix étaient fermes et définitifs,
et qu’il n’y avait là qu’un simple
jeu amical. J’étais amoureux et père de
famille, j’étais (moi + elle + lui),
et « non, mademoiselle, je vais rentrer, deux personnes
m’attendent à la maison. »
Seulement
maintenant que tout s’effondre, maintenant que plus
personne ne m’attend, je peine à savoir qui je
suis. Je ne réussis pas à sortir de la soustraction.
Demandez-moi qui je suis, et je vous répondrais (moi
+ lui – elle). Ce n’est pas très facile
de vivre avec un bout d’identité en moins, on
se sent en exil avec soi-même, comme amputé.
Pourtant il n’y a pas de morceau à recoller.
C’est juste qu’on se sent comme une soustraction.
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